Adrien Brondel est l'un des 7 agronomes d'ETHIQUABLE qui accompagnent les 77 coopératives avec lesquelles nous travaillons. La moitié de l'équipe d'appui aux organisations paysannes vit dans les pays d'origine en Amérique latine et à Madagascar.
Pour les continents où notre présence est moins importante et la France avec notre démarche Paysans d'ici, les agronomes entretiennent des relations quotidiennes mais à distance avec les producteurs et effectuent régulièrement des missions de terrain.
Adrien Brondel est ainsi parti en Inde au Kerala fin avril à la rencontre de la coopérative FTAK, notre partenaire depuis 2007. L'occasion de faire le point sur les enjeux de ces missions.
Depuis 2007, nous avons créé avec FTAK 8 produits issus de l'agriculture biologique et du commerce équitable : curcuma, noix de muscade, noix de cajou sans sel, noix de cajou, huile vierge de coco, la toute nouvelle purée de cajou, poivre noir et 3 baies
Comment se déroule une mission de terrain ?
Adrien. Sur les 5 jours passés avec les producteurs de FTAK, 3 jours étaient consacrés à des visites terrain, 1 journée à une réunion avec le Conseil d'administration de la coopérative et 1 journée de visite de l’unité de transformation des noix de coco en huile de coco.
Quelles sont les enjeux ?
Adrien. Nous sommes en lien très régulier avec FTAK par mail et par téléphone. Notamment, avec Tomy Matthew, le leader de la coopérative, et les salariés de la coopérative pour organiser les achats (discuter les contrats, organiser la logistique), la qualité, le suivi des projets. Une mission de terrain est un temps particulier dans notre relation. Elle permet de faire le point sur le partenariat avec la coopérative.
Pour nous, il est important de partager notre vision politique du commerce équitable et de l’agriculture paysanne, expliquer ce qui fait de notre Scop, un partenaire à part.
Les membres du Conseil d'administration sont en effet élus pour 6 ans et renouvelés régulièrement. Il peut aussi y avoir du changement chez les salariés des coopératives. Il est toujours nécessaire de re-présenter notre vision, notre spécificité.
Les membres du Conseil d'administration de la coopérative FTAK
Ce qui est déterminant, c'est d'expliquer cette vision aux producteurs que nous rencontrons. Pour eux, Ethiquable reste assez abstrait : vendre un produit en supermarché est assez éloigné de leur réalité quotidienne. Cela provoque toujours des questions de montrer le produit fini tel qu'il est vendu. Et, c'est, d'ailleurs, souvent une fierté pour les producteurs de voir ce produit, de constater que le nom de leur coopérative est mentionné dessus.
Avoir le produit en main ouvre des discussions qui nous permettent d'expliquer en quoi notre démarche équitable et paysanne est différente des pratiques des acheteurs locaux - et de la majorité des acheteurs internationaux.
Une visite permet aussi d'aborder en profondeur un ensemble de questions que la relation au quotidien a tendance à mettre de côté.
Nous réalisons une sorte de diagnostic qui nous est précieux pour apporter des réponses qui s'inscrivent vraiment dans la dynamique que les producteurs ont définie.
Il y a des questions incontournables pour bien cerner une organisation. Nous les adaptons bien sûr à chaque coopérative, mais on peut lister des thèmes récurrents comme :
- la gouvernance et la vie coopérative avec le renouvellement des élus et l'évolution du nombre de membres,
- le développement commercial de la coopérative avec le chiffre d'affaires et la diversité des clients,
- l'autonomie financière et les besoins d'accès au crédit pour financer la collecte des produits,
- les perspectives d'investissement dans la transformation par exemple,
- la volonté de diversifier les produits : une coopérative qui travaille 3 produits différents est plus solide, plus résiliente qu'une coopérative avec un seul produit, idem pour les producteurs individuellement,
- les besoins en appui technique : formation des élus, appui technique sur des pratiques agricoles, renforcement des capacités sur la transformation ou la qualité, etc.
Un des points de collecte des noix de cajou des producteurs de la FTAK
De retour au bureau, toutes ces informations nous permettent de nous adapter aux besoins des coopératives, d'accompagner leurs dynamiques. Si un problème est identifié sur l'accès au crédit, il nous faudra faciliter leur mise en relation avec une banque solidaire. Si leur projet repose sur une diversification vers un nouveau produit, nous essayerons de voir comment nous pouvons mettre en valeur, puis commercialiser ce produit pour consolider leur démarche. Si l'accent est mis sur des besoins techniques, nous échangerons avec des ONG partenaires pour monter un projet d'appui pour cette coopérative...
Une visite de terrain signifie aussi d'aller voir les producteurs dans leurs parcelles. C'est vraiment, là, le cœur de notre métier. C'est un peu schématique, mais globalement, nous passons les sujets suivants en revue :
- nous posons des questions aux producteurs sur leurs pratiques agricoles et discutons des problèmes agricoles qu'ils rencontrent comme les maladies sur les cultures, les conséquences du changement du rythme des pluies par exemple,
- nous détaillons ensemble les coûts de production, en listant toutes les étapes culturales sur l'année, en détaillant le nombre d'heures de travail, le coût de la main d'oeuvre éventuelle pour la récolte, les pertes de cultures, les investissements, en reliant tous ces éléments à un rendement moyen, pour arriver à un coût de production au kg
- nous cernons les contraintes (accès au crédit, prix bas, manque d'infrastructures etc), les services rendus par la coopérative, les besoins pour développer l'activité, ...
- et nous échangeons sur les conditions socio-économiques (accès à l'éducation, à la santé, mais aussi accès aux infrastructures de transport, d'eau ou d'électricité), les impacts du commerce équitable qu'ils identifient, des investissements réalisés localement avec la prime du commerce équitable, etc.
Une visite de 5-6 producteurs est fondamentale. Elle nous permet de vérifier si les prix payés par Ethiquable sont bien équitables - dans le sens où ils permettent effectivement de couvrir les coûts de production - et si ces prix sont réellement supérieurs aux prix payés par les collecteurs locaux ou les autres partenaires commerciaux des coopératives.
8 à 10% pour les noix de cajou
7,5 à 10% pour la noix de coco
13% pour la muscade
22 à 48% pour le poivre
et jusqu’à 66% pour le curcuma
Malgré la petite taille des exploitations (1 hectare en moyenne), les producteurs arrivent à maintenir un niveau de vie décent grâce au commerce équitable et à des pratiques agro-écologiques intensives.
Tout comprendre sur l'agro-écologie intensive
Depuis 12 ans que l'on travaille avec FTAK, on pourrait se dire qu'on connaît bien ces producteurs. Mais en réalité, en posant la même question à 4 producteurs différents, on obtient davantage de nuances.
Plus on pose de questions, plus on découvre de petits détails sur le fonctionnement de la coopérative, sur les aspects agronomiques d'un produit, ou sur le fonctionnement de la filière. Par la suite, nous sommes encore plus en capacité d'appréhender la réalité, d'imaginer des solutions avec les coopératives.
Ces discussions permettent aussi de mieux comprendre comment les problématiques locales (sécheresse ou attaque d'insectes par exemple) ont un impact sur la production (quantité, qualité). Cela permet en retour d'expliquer aux collègues pourquoi les quantités livrées sont inférieures à notre commande. En dernier ressort, la relation équitable, c'est de l'humain.
Échange avec Babi Thomas, producteur de cacao, café́, épices, noix de coco et de cajou dans le district de Kannur, et sa famille
Échanger avec des producteurs, qui nous accueillent toujours très généreusement, donne envie à chaque fois de se battre pour la coopérative, de développer de nouveaux produits avec eux, d'augmenter les volumes pour accroître l'impact du commerce équitable
D'ailleurs, c'est souvent au détour de visites de parcelles que l'on découvre une nouvelle culture ou des plants de variétés anciennes, qui donne l'envie de proposer de nouveaux produits.
Pour toutes ces raisons, il est primordial de rendre visite à nos partenaires, et je pense que ces missions régulières font la force d'Ethiquable.
Plutôt que de décrocher le téléphone une fois par an pour négocier des prix et des volumes, ces missions nous permettent d'être de véritables PARTENAIRES des coopératives. Ce sont ces visites qui nous permettent de comprendre, puis d'accompagner leur dynamique, leurs projets, leur autonomie.
Comment mesurer que la coopérative est bien au service de ses producteurs ?
Adrien. Si la dimension commerciale est présente au sein de FTAK pour assurer des débouchés rémunérateurs aux membres, la coopérative se vit comme un "mouvement social" et tient fortement à cette identité. La coopérative s'est créée en 2005 en réponse à une grave crise agricole au Kerala. Les prix des matières premières pour le café, les noix et les épices s’étaient effondrés à l'époque. Les convictions de l'organisation paysanne se sont forgées à partir de cette histoire. Elle édite un journal mensuel, organise le Seed Festival et prend régulièrement la parole pour alerter l'opinion publique sur les semences, les droits des paysans, la souveraineté alimentaire...
Mme Maryam Peter a subi de plein fouet les inondations de 2018. La coopérative a fléché une partie de la prime du commerce équitable pour faire face aux dommages subis. Beaucoup de producteurs ont perdu des plants, emportés dans des glissements de terrain. Une pépinière pour la distribution de plants de café et d'épices a été construite et du bétail distribué (250 ruches, 100 vaches et buffles, 200 chèvres et 400 poules). Nous avons contribué aux réparations avec un don à la coopérative.
FTAK est une vraie belle coopérative avec une démocratie active très organisée. La gestion de la coopérative n’est pas trustée par quelques-uns. Chaque producteur adhère à un "panjayat", un groupe de base. FTAK s'appuie sur ces 32 groupes répartis dans 4 districts du Kerala : Wayanad, Kannur, Kasargod et Kozhikode. Les panjayats élisent des représentants dans les 4 conseils de district. Les conseils de district votent ensuite pour l’élection de 33 délégués au "cooperative council", sorte de Conseil d'administration élargi qui se réunit de 3 à 4 fois par an. 25% des membres du Council sont des femmes (8 sur 33 en 2019). Les décisions courantes sont prises par 13 membres issus du cooperative council qui se réunissent une fois par mois environ au sein du ‘Executive Council’, sorte de Conseil d'administration restreint. Les membres du Cooperative council sont élus pour des mandats de 3 ans, renouvelable 1 fois. La présidence de FTAK a ainsi changé de main en 2016 après 6 ans de mandature. La dernière Assemblée générale a eu lieu en mai 2019 et a été accompagnée de nouvelles élections.
Tous les producteurs que j'ai pu visiter étaient, par ailleurs, bien au courant des prix pratiqués par la coopérative. Des délégués de district ou des responsables du système de contrôle interne pour la traçabilité et l'audit bio, nous ont également rejoint plusieurs fois. C'est signe d’une coopérative bien organisée et proche de ses membres.
FTAK réunit environ 4 184 familles. La coopérative mène des projets ambitieux et innovants au travers des groupes d'entre-aide, notamment sur l'égalité des sexes.
En plus des 32 panjayat, 82 groupes d'entraide, des petits groupes de 15 à 20 membres, travaillent sur des activités connexes à la coopérative : tontines (caisse de micro-crédit collective), travaux collectifs, collections de semences de variétés anciennes (légumineuses, bananes, tubercules, piment,...), vente de légumes sur le marché local...
La collection de variétés anciennes (légumineuses, bananes, tubercules, piment,...) du groupe de productrices de Wayanad est riche de 136 variétés, un travail de préservation variétale inestimable.
L'Assemblée générale de FTAK a décidé de travailler prioritairement sur trois thématiques : la sécurité alimentaire, la biodiversité, le genre et l'égalité des sexes. 65% de la prime de développement est donc fléchée vers ces activités.
Sur la question du genre, FTAK fait le constat que la petite exploitation agricole est une affaire de famille, mais en raison de la culture traditionnelle, les épouses se retrouvent souvent dans un rôle de soutien et ne sont pas considérées comme des partenaires égaux. La coopérative s’efforce de placer les femmes au premier plan et de leur donner la possibilité d’être un membre participatif de la coopérative. Un groupe de travail composé de femmes travaille sur des projets de génération de revenus et des programmes d'autonomisation des membres féminins.
J'ai pu rencontrer le groupe de productrices de Wayanad, organisées en groupe d'entre-aide. Elles m'ont témoigné de leur intérêt à être membres de FTAK. Elles ont commencé à produire pour leur propre consommation depuis leur adhésion à FTAK, dans une optique de préservation des variétés anciennes de légumineuses. Aujourd'hui, elles cultivent un catalogue de 136 variétés, un travail de préservation variétale inestimable ! Avec la tontine du groupe d'entre-aide, elles bénéficient d’une capacité d’emprunt, qui est complétée par FTAK avec des emprunts pour investir dans des plantations à taux zéro. Ces femmes ont bien évidemment la curiosité de voir ce que deviennent leurs produits et ont éprouvé une certaine fierté à découvrir les produits finis ETHIQUABLE.
NB : une petite partie du travail d'Adrien consiste à prendre des photos, non pas pour combler son goût immodéré des soirées diapos, mais pour les imprimer au dos de nos produits. Pas de google image chez Ethiquable ;)