Lettre ouverte à ARTE
ou Réaction épidermique au Théma sur le commerce équitable diffusé sur ARTE le mardi 15 juillet à 20h50
Cet été, ARTE a diffusé le documentaire de Donatien Lemaître, « le business du commerce équitable ». Tout est dit dans ce titre racoleur. Il promet révélations et scandales en cascade. Plus encore, il distille l’idée selon laquelle il suffirait qu’un produit soit étiqueté équitable pour que des hordes de consommateurs frénétiques l’achètent et fassent ainsi la richesse bien honteusement gagnée de certaines marques dites éthiques.
Pour attirer plus de téléspectateurs sur la 7 ce soir-là, ARTE précise que « l'idée généreuse du commerce équitable est de plus en plus récupérée par des as du marketing ou des multinationales en quête de virginité. »
Oui, il s’agit bien d’ARTE, dont la ligne éditoriale nous invite à « voir plus loin » et nous propose d’« interroger le monde » avec ses fameux Théma. Étonnant, non ?
Nota bene : si à aucun moment Ethiquable n’est cité dans le reportage, les réactions et les doutes qui nous reviennent de nos consommateurs nous appellent à réagir aujourd’hui.
Vous êtes nombreux à réagir à cette lettre ouverte sur ce site et sur les réseaux sociaux (facebook & twitter). Merci de nous lire si attentivement et de nous encourager à agir !
Ce soir-là, plus de 590 000 téléspectateurs ont pu s’offusquer de scandales concernant des multinationales… qui ne pratiquent pas le commerce équitable.
Comment comprendre que plus de la moitié du reportage enquête sur une plantation de thé de Lipton, marque de la multinationale Unilever ? Serions-nous tous passés à côté de l’engagement de la multinationale aux 2 milliards de consommateurs quotidiens dans le commerce équitable ?
Non ! Il s’agit simplement d’un amalgame – assez pervers, voire malsain ? – qui laisse croire aux téléspectateurs que la certification Rainforest des plantations Lipton relève du commerce équitable.
L’organisation Américaine Rainforest, en l’occurrence, cherche avec son label à « enrayer les principaux moteurs de destruction de l’environnement : l’exploitation forestière, l’expansion agricole, l’élevage et le tourisme. » Pour ce faire, elle a créé un label de développement durable sans critère économique (pas de prix minimum garanti, pas de préfinancement des récoltes,…) et plutôt faible sur le droit social. Où est le commerce équitable ?
Cet amalgame invraisemblable est tellement matraqué qu’à l’écran, il est bien difficile pour le téléspectateur de ne pas se laisser aspirer par une spirale de révolte contre le commerce équitable.
Et si la réalité des travailleurs sur cette plantation de thé est choquante, il n’est pas question de créditer le commerce équitable de ces pratiques.
« 20 ans de commerce équitable… c’est comme si rien n’avait changé »
Une deuxième partie de l’enquête s’intéresse enfin au commerce équitable avec des séquences qui varient du malhonnête au manque de contextualisation.
Commençons par une des manipulations du film.
L’enquête nous amène au fondateur du label Max Havelaar, Frans van der Hoff. Ce « prêtre ouvrier », toujours très actif au sein de la coopérative UCIRI au Mexique, a un franc parlé et sait rappeler à l’organisation internationale ce qu’est devenue Max Havelaar, ses origines et ses valeurs.
Une séquence nous montre un journaliste empêché d’approcher Frans van der Hoff au cours d’une manifestation en France. Avec un commentaire sans appel : « Le pape du commerce équitable est réduit au silence comme si Max Havelaar voulait à tout prix maintenir cette image angélique d’un label au service des petits producteurs ».
A aucun moment, il n’est dit ou montré que Frans van der Hoff a annulé par mail la demande d’entrevue du journaliste ayant appris son attitude en République Dominicaine peu respectueuse des producteurs et des coopératives.
Notons plus loin une séquence qui manque cruellement d’analyse et de contextualisation. On nous montre un groupe de paysans qui récoltent le café, en prière, avec ce commentaire : « Ces paysans produisent du café équitable depuis 20 ans et pourtant ils prient chaque main pour sortir de la misère. C’est comme si rien n’avait changé. »
Il n’est pas sérieux de faire un constat global à partir du discours improvisé d’un pasteur au bord d’un champ.
Porter un diagnostic sur une économie paysanne n’est pas chose aisée, même avec une formation de journaliste et une carte de presse d’une grande agence. De tels diagnostiques reposent sur des notions de sociologie locale et d’une connaissance des trajectoires historiques communautaires. Il est bien risqué d’interviewer n’importe qui sur le bord d’un chemin, sans qu’on sache ce qu’il représente et le contexte dans lequel sont prélevés ses propos.
Utiliser des scènes de la vie paysanne que connaissent bien ceux qui ont un peu tourné sur le terrain pour illustrer un quelconque apriori est une vraie manipulation.
Une coopérative paysanne est le résultat d’une construction sociale, avec ses leaders, ses instances de décisions. Pourquoi ne pas avoir donné la parole aux leaders paysans qui auraient pu expliquer leur combat et la dynamique de changement dans laquelle ils se trouvent. Ils auraient pu expliquer en quoi le commerce équitable a contribué à ces changements.
Et nous soulignons la notion de « contribuer à ». Pour les organisations paysannes, il s’agit bien de s’appuyer sur le commerce équitable qu’elles considèrent comme leur appartenant pour impulser des changements.
Surtout, s’il y a une filière pour laquelle on ne peut contester l’impact, c’est bien le café en Amérique latine. Certes les producteurs de café restent des petits producteurs et ils n’ont pas avec le commerce équitable acquis un niveau de vie à l’occidentale. Mais l’impact sur le niveau de vie est sans égal.
A nouveau, ce changement en profondeur n’est pas strictement le résultat du commerce équitable car de nombreux autres facteurs ont joué. Mais ce qui est certain, c’est que sans commerce équitable, il n’aurait pas pu émerger de cette façon.
Notre propos n’est pas une vue de l’esprit ou une affirmation pour justifier notre existence. Il repose sur 10 ans d’observation sur le terrain du travail accompli par nos partenaires du Sud.
Durant toute l’année 2013, le cours international du café était autour de 115 USD/sac. Les achats dans les conditions du commerce équitable se faisaient au prix mini garanti du café bio de 190 USD chez FLO (label Fairtrade/Max Havelaar) et 220 USD chez SPP (Symbole Producteurs Paysans). Lorsqu’en début d’année les prix du marché sont montés autour de 200 USD/sac, les achats équitables se sont effectués au prix du marché + 50 USD (label Fairtrade/Max Havelaar) ou + 60 USD (Symbole Producteurs Paysans). Au cours des dernières décennies, ce mécanisme de rattrapage a permis aux coopératives de payer de réels surprix aux producteurs et de développer des services techniques et sociaux.
Partout en Amérique latine, le constat est le même : le système de production a été complètement transformé. Les producteurs ont agi sur la qualité, ont rénové les plantations, renforcé leurs capacités de négociation lorsque au départ il leur était impossible d’accéder directement à l’export.
Les coopératives ont réalisé des investissements, acquis des unités de transformation du café, aidé les producteurs à s’équiper au niveau des villages pour dépulper et sécher les cerises de café. Elles ont investi dans la formation des femmes et des hommes : pour de nouvelles techniques agricoles, pour diversifier la production, pour gérer des activités collectives,…
La situation n’est pas pour autant idyllique. Chaque coopérative a ses spécificités, ses échecs et ses réussites. Elles connaissent souvent des hauts et des bas car elles sont immergées dans la société locale et, à ce titre, sont traversées par les conflits et les rapports de force au sein de ces sociétés.
Mais globalement un nouveau modèle social et économique autour de la production de café a vu le jour en Amérique latine au cours de ces 20 dernières années, basée sur une prise en charge des producteurs eux-mêmes, qui ainsi réinventent une nouvelle démocratie locale. Sans doute possible, l’émergence de ce nouveau modèle s’est appuyée sur le commerce équitable.
Aucun système qui appelle de ses vœux un changement économique et social, n’a autant fait sa preuve que le commerce équitable et le film passe tout simplement à côté de ce que le commerce équitable a réellement permis.
Ce que vous auriez pu voir sur ARTE ce soir-là et que vous n’avez pas vu…
Loin de nous, l’idée de montrer une vision stylisée du commerce équitable avec les « petits nenfants qui vont à l’école » et les « gentils pauvres » pour qui la misère est un souvenir lointain d’un coup de baguette magique.
Loin de nous, l’idée de montrer un commerce équitable irréprochable qui ferait au moins aussi bien que nos sociétés européennes dans ce qu’elles ont mieux en termes de droits économique et social. Le point de départ du commerce équitable est une économie informelle peu structurée et marginalisée.
Et nous n’aurons de cesse de l’affirmer : le commerce équitable est un projet de transformation. Il ne s’arrête pas quand nous achetons un container. Bien au contraire, il ne fait que commencer.
C’est pourquoi nous aurions aimé suivre le combat des Haïtiens de la coopérative Feccano qui reconstruisent pas à pas la filière cacao dans un pays où la société paysanne ne bénéficie d’aucun programme d’aide. Oui, reconstruire une filière en toute indépendance en pariant sur les producteurs est long. Oui, les difficultés existent toujours. Comment pourrait-il en être autrement ?
Nous aurions aussi aimé comprendre comment la Vice-Présidente du Pérou, issue des rangs de la coopérative CEPICAFE, notre partenaire depuis 10 ans, agit au plus haut niveau de l’Etat pour que le mouvement paysan soit enfin entendu.
Oui, des sociétés paysannes, ici et là, sont en marche aujourd’hui et ce n’est pas le commerce international actuel qui permet leur émergence !
Demandons à ARTE un autre Théma sur le commerce équitable.
ARTE reste l’un des seuls espaces audiovisuels où le temps de la compréhension, de la réflexion et du débat peut s’exprimer.
Prenons ensemble ce temps-là : le commerce équitable le mérite.