Vue de nos placards, la bio est une histoire de petits logos AB vert clairs qui s'accumulent. Vue du terrain, c'est une histoire d'innovations où les producteurs remettent de l'agronomie dans leur parcelle et reconquièrent leur autonomie.
La dernière innovation en date dans le microcosme ETHIQUABLE est la transmission aux producteurs ivoiriens de cacao du savoir des producteurs de café en Colombie sur l'optimisation de la fertilité des sols.
Luis Lojan, un de nos agronomes basés en Equateur, a orchestré cette transmission des deux côtés de l'Atlantique entre Août et Novembre 2017.
Pour bien cerner l'objet de cet échange paysan, remontons un peu le temps car la bio, c'est bien évidemment une certification mais.... cela ne s'arrête pas là.
La certification bio entraîne des changements de pratiques pour nos partenaires du Sud, changements qui se conjuguent à l'impact du commerce équitable. Très schématiquement, nous avons retenu 3 grandes phases de transformation.
En Côte d'Ivoire, les producteurs de la coopérative SCEB posent avec leurs tablettes de chocolat noir 74% en compagnie des agronomes de l'équipe ETHIQUABLE :
Luis Lojan et Adrien Brondel, 2017
phase 1 : la certification bio dans le modèle agroforestier traditionnel
Tous les petits producteurs de café et de cacao avec lesquels travaille ETHIQUABLE, n'utilisent à la base aucun produit chimique dans leurs plantations.
Au moment où les coopératives démarrent le processus de certification bio, les producteurs pratiquent des systèmes agro-forestiers autonomes et rustiques, dans lesquels la fertilité des sols est maintenue par les feuilles tombées des grands arbres d'ombrage qui puisent les éléments minéraux en profondeur. Ces systèmes traditionnels basés sur une grande diversité de cultures associées et des variétés locales, offrent une bonne résistance aux maladies et ravageurs.
Le recours à la chimie n'offre donc que peu d'intérêt.
En Côte d'Ivoire, la Coopérative SCEB avec Luis Lojan, 2017.
Visite de parcelle pour identifier les variétés anciennes, analyse de la fertilité des sols. Discussion sur les parasites et les maladies, dont les foreurs de tige et les mirides qui affectent les cacaoyères ivoiriennes.
Dans ce système traditionnel, l'absence de produits chimiques est bien entendu un avantage pour passer à l’agriculture biologique. La certification bio est très aisée à obtenir, la principale difficulté étant la mise en place d'un système de contrôle interne, avec des techniciens locaux chargés de visiter régulièrement chaque parcelle et d'enregistrer les informations tout au long de la chaîne pour permettre une parfaite traçabilité.
Notre travail d'appui aux organisations dans cette première phase consiste à accompagner la mise en place du système de contrôle interne et parfois à financer la certification bien souvent hors de portée des communautés paysannes.
Malgré les meilleurs prix de vente de la production certifiée bio, ce système agroforestier traditionnel reste peu productif, avec des rendements très bas. En raison des faibles surfaces disponibles (souvent 0,5 à 2 hectares), les revenus restent le plus souvent trop limités pour couvrir les besoins d’une famille.
phase 2 : la rénovation des parcelles et l'investissement dans les étapes post-récolte
Avec le prix rémunérateur du commerce équitable et de l'agriculture bio, on constate en général que les producteurs transforment totalement leur système de production. Ils intègrent de nouvelles techniques de production promues par les techniciens agricoles des coopératives si les organisations ont les moyens de financer ces salariés ou par un appui de terrain que les agronomes d'Ethiquable mènent seuls ou avec des ONG comme Agronomes et Vétérinaires Sans Frontières (AVSF). Mais surtout ils décident d’investir plus de temps de travail dans leurs plantations.
Dans le Nord du Pérou, dans les années 90, les plantations de café étaient vieilles et peu productives. Sans taille des caféiers, les arbres hauts de 3 mètres étaient très difficiles à récolter. Le temps de travail étant quasiment limité à la récolte, la pratique des producteurs était plus proche de la cueillette que de celle de l’agriculture.
Avec le travail de la coopérative Norandino et la certification bio et équitable, ce système a été totalement transformé en moins de 10 ans : rénovation à partir de plantules de qualité cultivées en pépinière, taille des caféiers permettant de récolter à hauteur d’homme et recours aux composts.
Les rendements des caféiers chez NORANDINO sont passés de 200 kg par hectare à 600 à 1000 kg par hectare.
La dynamique est la même pour le cacao. Au Nicaragua, les producteurs de CACAO NICA qui ont bénéficié de prix rémunérateurs et stables durant plus de dix ans, ont considérablement accru le travail dans leurs plantations de cacao, passant de 50 jours par hectare à plus 120 jours par hectare. Ils ont rénové leurs plantations, pratiqué le recépage des vieux arbres et surtout taillé les cacaoyers et les arbres d’ombrage.
En Côte d'Ivoire, Coopérative SCEB avec Luis Lojan, 2017.
Formation des producteurs à la taille de forme et de régénération avec notre agronome équatorien
Ce processus de changement est parfois plus lent. En Haïti, où les producteurs disposent de très petites surfaces, le niveau de précarité des producteurs freine cette transformation des systèmes de production. L’incitation par le prix rémunérateur de la bio et du commerce équitable est limitée par la petitesse des parcelles, donc des récoltes. L’intensification par le travail va se réaliser, mais plus lentement que dans d’autres circonstances.
En Côte d’Ivoire où les cacaoyères sont traditionnellement en pleine lumière, l’enjeu de la transition vers l’agriculture biologique est d’intégrer progressivement des arbres d’ombrage et passer à un système agro-forestier.
Les producteurs ivoiriens de la SCEB sont maintenant certifiés bio depuis 6 ans. Ce processus de changement en est encore à son début. Avec l’appui du projet Equité, certains producteurs commencent à replanter selon une autre logique en intégrant la taille et les arbres d’ombrage. Ils utilisent des arbres fertilitaires qui ont la capacité de fixer l’azote de l’air. Plusieurs années seront nécessaires pour démontrer qu'une autre voie est possible.
En Côte d'Ivoire, Coopérative SCEB avec Luis Lojan.
Discussion autour des essais de caisses en bois pour la fermentation des fèves de cacao. Conseil sur les bonnes pratiques de la fermentation en tas sous feuilles de bananier.
Un autre axe de travail repose sur l'amélioration des étapes post-récoltes. Ce changement n'est pas strictement lié au passage en bio mais plutôt à notre pratique engagée du commerce équitable, qui vise à renforcer les organisations de producteurs en leur permettant d'acquérir une position plus forte dans la filière.
Tout en améliorant la qualité du "produit final", investir dans les étapes post-récolte donne plus de valeur au café ou au cacao. Les producteurs dépassent le statut de paysan et valorisent leur savoir-faire. Pour le cacao, il s'agit des opérations de fermentation, qui sont essentielles pour révéler les arômes des fèves, et le séchage du cacao, une étape clef qui garantit une fève sans développement de moisissures.
En Haïti, formation entre coopératives partenaires d'ETHIQUABLE, 2008.
Le technicien péruvien du cacao de la coopérative Norandino
forme les producteurs haïtiens de la coopérative FECCANO à la fermentation.
Lire l'article La filière Cacao d’Haïti : Un exemple de succès d’échanges Sud-Sud et de partenariat Nord-Sud
En Haïti, pour la FECCANO, l'innovation clef a été l'introduction de la fermentation des fèves de cacao qui a propulsé leur cacao mal traité dans le marché de masse, à un grand cru avec un prix rémunérateur. Cette innovation s'est concrétisée grâce au voyage en 2008 en Haïti d'un technicien péruvien de la coopérative NORANDINO, un partenaire historique d'ETHIQUABLE. Il a enseigné la technique de fermentation en caisse de bois aux membres de la FECCANO. Pendant un mois, il a formé de manière spécifique une trentaine de personnes sélectionnées par la FECCANO et appelées à travailler au niveau des futurs centres de fermentation qui ont été créés par la suite. La formation comprenait à la fois des parties théoriques et pratiques. D’autres membres de la coopérative ont également été invités à assister à des essais de fermentation, en vue de favoriser une plus large compréhension du processus et de faciliter la diffusion de la technologie. Le technicien de NORANDINO a également enseigné aux artisans locaux les techniques de construction des bacs de fermentation peu coûteux.
Nous avons organisé d'autres échanges de pratiques pour améliorer les étapes post-récoltes, notamment entre le Pérou et Madagascar pour transmettre aux producteurs malgaches le savoir-faire de transformation de la canne, en sucre complet des péruviens.
En Côte d'Ivoire, Coopérative SCEB avec Luis Lojan.
Pesée, enregistrement et traçabilité de chaque lot livré au magasin par les producteurs. Echange sur le sèchage des fèves et le contrôle qualité avec la fameuse guillotine à fèves (en savoir plus).
phase 3 : Dynamiser le système de fertilité avec des bio-fertilisants naturels
Après plusieurs années, le système agro-forestier rénové et amélioré atteint ses limites. Les rendements des cacaoyers et des caféiers, et par conséquence, les revenus par producteur, sont accrus mais ils plafonnent du fait des surfaces limitées (en moyenne 3 hectares). De plus, les parcelles résistent mal aux maladies, comme c'est le cas avec la rouille du café, un champignon qui a ravagé l’ensemble des caféières d’Amérique latine au cours des dernières années où les mirides en Côte d'Ivoire.
Certaines coopératives en Amérique latine, en lien avec des universités et des réseaux de partage de savoir-faire, ont défini récemment de nouvelles pratiques agronomiques, inspirées de la biodynamie.
Notre partenaire, la coopérative Organica dans le Cauca en Colombie, est pionnière dans ces nouvelles approches. Le but est de potentialiser la fertilité et la vie microbienne des sols, pour répondre à la question : comment sur une surface limitée cultivée en agroforesterie bio, continuer à faire progresser les rendements tout en rendant plus résistantes les cultures qui souffrent de nouvelles vagues d'attaque de Rouille ?
La technique consiste en des prélèvements d'humus dans la forêt primaire, puis une macération avec ces champignons du sol qui ont la capacité de dégrader la biomasse et un milieu de culture (son, mélasse) qui favorise la multiplication de ces micro-organismes.
En Côte d'Ivoire, la Coopérative SCEB avec Luis Lojan.
Collecte d'humus de sol de forêt pour la préparation fertilisant à base de micro-organismes, filtration des bio-insecticides à base de plantes locales, atelier de fabrication du bio-fertilisant à partir des prélèvements de la forêt.
La coopérative Organica créée ainsi des unités de fabrication de bio-ferments avec du matériel assez simple comme des fûts en plastique et des outils de base pour couper, hacher les plantes utilisées dans les préparations.
L’aspersion des sols avec ces bio-ferments permet de dynamiser la fertilité de la terre et potentialiser la vie microbienne des sols. Des analyses des sols et des feuilles sont réalisées pour connaître les carences nutritionnelles et procéder à l'élaboration du bio-ferment approprié.
En résumé, il s'agit de fabriquer artisanalement à partir du vivant des accélérateurs de fertilité.
En Côte d'Ivoire, la Coopérative SCEB avec Luis Lojan.
Atelier de préparation d'engrais. Formation à la fabrication du compost à partir des cabosses de cacao.
Les micro-organismes sont fondamentaux, car sans ces intermédiaires, les plantes ne peuvent pas se nourrir. Ils rendent les plantations plus vigoureuses et leur permettent de mieux résister aux maladies. La coopérative Organica a des résultats considérables.
Les producteurs obtiennent des rendements de café de 1800 kg par hectare, c’est-à-dire plus que pour des caféiculteurs conventionnels intensifs de Colombie, qui utilisent des pesticides et des doses significatives d’engrais chimiques.
Luis Lojan, l’agronome d’ETHIQUABLE en Equateur, se spécialise aujourd’hui dans l’utilisation de ces nouvelles techniques. Il a réalisé un voyage d’étude auprès des coopératives les plus avancées (Organica de Colombie, Comsa du Honduras) pour capitaliser l’expérience et les différentes recettes utilisées.
En Côte d'Ivoire, Coopérative SCEB avec Luis Lojan.
Fabrication du bio-insecticide à base d'ail, oignon et feuilles de neem, arbre connu pour ses propriétés répulsives et pulvérisation sur la parcelle test.
Luis met aujourd’hui en place ces unités de fabrication de bio-ferments dans différentes coopératives d’Equateur.
Il est parti en novembre en Côte d'Ivoire chez nos partenaires de la Sociéte Coopérative Equitable du Bandama qui sont face à une véritable problématique d’amélioration agronomique de leurs systèmes cacaoyers bio. Outre la formation à la taille des cacaoyers et des arbres d’ombrage, Luis a travaillé avec les producteurs de la SCEB à la mise au point de différentes recettes de bio-ferments et d’insecticides bio réalisés à partir de décoctions de plantes.
L’objectif d’ETHIQUABLE est aujourd’hui de donner l’accès à ces techniques aux différentes coopératives, afin de potentialiser la fertilité des systèmes agro-forestiers.
Il est à parier que d'autres innovations verront le jour dans les années à venir pour que l'agriculture paysanne continue à nourrir ses producteurs... et le monde.